Une introduction à La Chambre

La Chambre est une œuvre de Artus de Lavilléon, initiée en 1995.
Située au 3ème étage d’un immeuble du 3ème arrondissement à Paris, elle se caractérise en tant qu’œuvre par la volonté de refléter l’unité d’une vie et le désir d’inscrire la décision de devenir artiste au cœur de l’œuvre. Habitée par Artus de 1995 à 2009, La chambre s’organise comme une poche de résistance, dans laquelle s’accumulent les preuves mêmes de cette décision. En s’imposant la contrainte de tout garder « le bon comme le mauvais », Artus se libère de tout préjugé dans l’appréhension des formes, des genres comme des matériaux employés, et met sur une même échelle de valeur objets du quotidien, textes, livres auto-édités, dessins, photographies, peintures. De cette utilisation simultanée de nombreux médiums, sont nées, au cours des dix dernières années, différentes formes d’expositions et d’installations, de « témoignages », dans lesquelles Artus revisite en permanence sa propre vie « comme s’il s’agissait d’un roman, ou d’Histoire ». Si cette multitude de formes a parfois rendu difficile ou même confus l’accès aux différentes subtilités qu’il souhaite énoncer, elle a néanmoins permis un archivage strict des œuvres et la possibilité d’en montrer aujourd’hui une forme plus aboutie. La Deadpan Foundation s’engage à poursuivre le développement de ce projet aux côtés de l’artiste, en revisitant textes, documents, livres, œuvres, et toutes actions permettant la réinstallation de La chambre sous forme d’une rétrospective, un « décloisonnement entre l’art et la vie ».

Dès le début de notre histoire, Artus m’a fait prendre part à ses projets. A l’époque, je travaillais pour une revue de textes critiques sur l’art qui publiait les dernières recherches des grands historiens et conservateurs de musées français. J’avais également été l’assistante d’un artiste contemporain à New York, et côtoyé avec lui toute la scène internationale de l’art contemporain. A cette même période, je réalisais des interviews avec des artistes pour des magazines et j’aimais beaucoup le format de l’entretien. C’est donc tout naturellement que nous avons commencé à jouer à cela avec Artus. Nous passions des matinées, et parfois même des journées entières, à la terrasse d’un café qui donnait sur le boulevard Pigalle, quand ce n’était pas à la table du Mc Donald’s de la place.

Je posais les questions et retranscrivais simultanément ses réponses. J’essayais, je crois, de comprendre sa démarche, d’organiser son travail, ou peut-être sa pensée… Artus faisait sans relâche. Il écrivait quotidiennement des textes, prenait des photos, réalisait des dessins, des peintures, puis se lançait à corps perdu dans une performance dans un grand magasin. Il exposait partout. Dans des bijouteries, des cafés, des librairies, des concepts store de province. Mais son travail restait assez peu vu finalement… J’observais tout cela avec un peu d’inquiétude. Je ne pouvais m’empêcher de comparer toute cette énergie déployée à celles plus ciblées de ces autres artistes érigées au rang de star de l’art contemporain. Là où Artus s’évertuait à partager son quotidien et son histoire, n’importe où et avec n’importe qui, eux tenaient salon avec des mécènes et des gens importants… Cette comparaison donnait lieu à des discussions sans fin, sur la place et le rôle de l’artiste, mais aussi sur les lieux d’expositions, le grand public, les élites, le professionnalisme, l’amateurisme, etc.

J’ai appris énormément au cours de ces quelques mois où nous réalisions ces premiers entretiens. Mais le dialogue n’a pas toujours été facile entre nous. Nous n’avions pas la même histoire, ni le même vécu. Artus était de treize ans mon aîné, j’étais journaliste sans grande conviction, banlieusarde issue de la classe moyenne, et lui, artiste, fils d’une prostituée et d’un aristo, campé sur ses idées. Je posais les questions, entre naïveté et désaccord, interrogeait ses positions qui me paraissaient alors complètement vaines. Artus finissait toujours par critiquer tel ou tel système, ce qui avait le don de m’énerver. Cela finissait souvent en engueulade, et je concluais en disant qu’il n’arriverait à rien en continuant à exposer dans des lieux minables… Bien sûr, au fil du temps, j’ai peu à peu commencé à changer d’avis.

Beaucoup de ses expositions de l’époque avaient un rapport avec la chambre de 12m2 qu’il avait habité pendant 15 ans avant que l’on se rencontre et que je parvienne à le faire déménager. Il avait montré des extraits encadrés de ce qu’il appelle ses « Papiers Importants Divers et Variés », réalisé une exposition avec les photographies des gens qui étaient passé par La Chambre, exposé aussi une toile de la peintre impressionniste Marie Bracquemont qu’il avait customisée. Il me parlait souvent de la possibilité de figer cette chambre dans le temps pour toujours. Je n’avais pas vu la réinstallation de La Chambre à la galerie Patricia Dorfmann en 2005, exposition intitulée « I learned it from a talk show », mais j’avais pénétrée la chambre elle-même, et j’avais sentie, dès le premier instant c’est vrai, à quel point cet espace avait un pouvoir incroyable. C’est par La Chambre aussi je crois que je suis tombée amoureuse d’Artus. Je l’enviais aussi d’avoir eu à disposition cet espace, aussi petit soit-il, une chambre à soi, qui lui avait permis de devenir artiste, sans trop avoir à se préoccuper de gagner sa vie pour payer son loyer. Et puis, plus j’entrais dans son œuvre, dans son intimité, dans son univers, plus je réalisais à quel point, oui, cette chambre avait le pouvoir incroyable de faire œuvre.

Je commençais alors à écrire des textes et des entretiens sur ce projet fou. Je soumettais un premier texte en anglais intitulé « The room project » au magazine de design Apartamento, dans lequel je questionnais : « Est-ce l’artiste qui fait la chambre ou la chambre qui fait l’artiste? », qui ne sera finalement jamais publié. Artus pour raconter son projet prenait souvent comme point de départ la chambre de Marie-Antoinette, ou le cabinet d’André Breton, des lieux conservés par l’état pour témoigner d’un vécu à une époque donnée. A l’instar de ces projets patrimoniaux, il disait vouloir montrer La Chambre dans sa globalité, sans sélection, ni tri, avec les œuvres qui en étaient issues, mais aussi les factures impayées, les boites en carton d’ordinateur, les livres, les K7, tout ce qui pouvait témoigner de la réalité d’un homme ayant vécu à la fin des années 90 jusqu’au début des années 2000.

De notre rencontre jusqu’à ce jour, Artus, et par conséquent moi-même, poursuivons ce projet de La Chambre. Un espace utopique qui a pris tant de place dans nos vies. Comment conserver La Chambre, stocker, archiver, déplacer son contenu, sans grand moyen matériel ? Comment conserver ce lieu en plein cœur du marais à Paris, alors que nous avions à peine les moyens de nous loger décemment ? Comment poursuivre ce projet dans le contexte d’une vie de famille ? Lorsque notre fils Anatole est né en 2012, nous avons décidé de quitter l’immense loft que nous partagions avec des colocataires dans le 18ème arrondissement. Après un retour de quelques mois dans la chambre, nous nous sommes installés dans un petit appartement sur l’Ile Saint Louis. Très vite la charge du loyer, le travail, les dépenses, le manque d’espace, m’a poussé à demander à Artus de louer la chambre à des visiteurs de passage. Puis, j’ai encore insisté pour qu’Artus vende la chambre elle-même, quitte à séparer l’œuvre de ses murs. Là où j’étais prête à mille concessions, Artus tenait bon et ne dérogeait pas aux règles qu’il s’était fixées. J’admirais sa position, en théorie, mais dans la pratique, cela donnait lieu à des disputes sans fin. D’un côté le domaine des idées, et de l’autre l’argent. Le sujet de La Chambre était devenu un sujet sensible, mais chaque fois qu’il refaisait surface, nous finissions toujours par chercher, et trouver, des solutions.

Son contenu, tel qu’il avait été montré lors de l’exposition rétrospective chez Patricia Dorfmann, avait été stocké dans la maison sans valeur d’un village de Mayenne, dont Artus avait hérité de sa belle-mère. Nous avions commencé par déballer la totalité des cartons pour reconstituer La chambre dans le grenier, afin qu’Artus puisse en faire un inventaire strict. Pendant des semaines, des mois, souvent en pleine nuit, Artus scannait les négatifs de milliers de photographies prises au cours de la période où il habitait encore les lieux. Puis, il a photographié les objets, les documents, et réalisé aussi près de deux cents ouvrages auto-édités dans lesquels sont compilés les textes, les premiers dessins, les lettres, toutes les traces possibles liées au projet. Enfin, la maison de Mayenne a été vendue, et il a fallu refermer encore les cartons, trouver un endroit où les stocker. Déplacé, une fois de plus, chez des amis à Fontainebleau, le projet de La Chambre n’avait pas fière allure. Tous ces cartons poussiéreux faisaient l’incompréhension de nos proches, et de ma famille.

Au cours de l’année 2017, nous avons finalement pris la décision de quitter Paris, en conservant le petit appartement de la rue Portefoin, dans le 3ème arrondissement. Le contenu de La Chambre a été réinstallé dans le grenier de notre nouvelle maison à la campagne. Dans notre bonheur partagé, il nous rappelle les convictions, les efforts, le monde des idées, la lutte. Poche de résistance, déterminisme à être et rester libre, créer dans des espaces restreints, partager indéfiniment une même histoire, un même vécu. Celui d’Artus de Lavilléon, artiste français, né en 1970 à Paris, celui de sa mère aussi, Maryse Lucas, grande amie de Guy Debord, qui y vécut un temps avec lui à la fin de sa vie, ainsi que celui des gens connus et moins connus qui y sont passés. Le témoignage d’une époque.

Jessica Piersanti
All photographs @Artus de Lavilléon @Deadpan Foundation